mardi 23 juillet 2013

Flaubert, la domestique et les cheikhs


À Dubaï, rapporte le quotidien Gulf News, le département crimes et investigations de la police vient de créer un prix pour les domestiques « bien élevés », dans le cadre d’une campagne intitulée « Aide domestique, précautions et accusations ». Cette campagne vise à « réduire le nombre de crimes commis par les domestiques » à Dubaï, poursuit Gulf News, en encourageant les employés de maison à établir de bonnes relations avec les familles pour lesquelles ils travaillent, a expliqué le lieutenant-colonel Ahmad Humaid al-Merri, responsable au sein du département crimes et investigations de la police.
Les familles, a-t-il précisé, peuvent recommander, pour ce prix, un de leurs domestiques ayant fait preuve d’un comportement exemplaire. Les lauréats du prix recevront des « cadeaux » de la police.


En 1857, Gustave Flaubert n’évoquait pas autre chose avec son portrait d’une vieille domestique dans Madame Bovary. 
Et si nous mettions ce passage à la sauce golfiote ?

« Mary Grace Andrada, de Manille, pour cinquante-quatre ans de services dans la même famille, une médaille d’argent offerte par la police de Dubaï – du prix de 100 dollars. 

Où est-elle, Mary Grace Andrada ? » répéta le lieutenant-colonel Ahmad Humaid al-Merri. »
Elle ne se présentait pas, et l’on entendait des voix qui chuchotaient :
« -Vas-y !
-Non
-À gauche !
-N’aie pas peur !
-Ah ! Qu’elle est bête !
-Enfin ! Y est-elle ? s’écria l’officier Mohammad.
-Oui ! ... la voilà !
-Qu’elle approche donc ! »

Alors on vit s’avancer sur l’estrade une petite vieille femme de maintien craintif et qui paraissait se ratatiner encore dans ses pauvres vêtements. Elle avait aux pieds de grosses sandales en plastique, et le long des hanches un grand manteau noir. Son visage maigre, entouré d’un voile terne, était plus plissé de rides qu’une datte flétrie, et des manches de sa tunique dépassaient deux longues mains, à articulations noueuses. La poussière du désert, la soude des lessives et le manche à balai les avaient si bien encroûtées, éraillées, durcies qu’elles semblaient sales quoiqu’elles fussent rincées d’eau claire ; et à force d’avoir servi, elles restaient entrouvertes, comme pour présenter d’elles-mêmes l’humble témoignage de tant de souffrances subies. Quelque chose d’une rigidité monacale relevait l’expression de sa figure. Rien de triste ou d’attendri n’amollissait ce regard sombre. Dans la fréquentation des anciennes bonnes du palais, elle prit leur mutisme et leur placidité. C’était la première fois qu’elle se voyait au milieu d’une compagnie si nombreuse, et intérieurement effarouchée par les drapeaux, par les tambours, par les messieurs en dechdéché, et par le Glock 17 du lieutenant-colonel ; elle demeurait toute immobile, ne sachant s’il fallait avancer ou s’enfuir, ni pourquoi la foule la poussait et pourquoi les examinateurs lui souriaient. Ainsi se tenait devant ces cheikhs épanouis ce demi-siècle de servitude.

« -Approchez, vénérable Mary Grace Andrada ! » dit le lieutenant-colonel Ahmad Humaid al-Merri, qui avait pris des mains de cheikh ben Zayed la liste des lauréats et, tour à tour examinant la feuille de papier puis la vieille femme, il répétait d’un ton paternel : « Approchez, approchez ! »
« -Êtes-vous sourde ? » dit l’officier Mohammad en bondissant sur son fauteuil ; et il se mit à lui crier dans l’oreille : « Cinquante-quatre ans de services ! Une médaille d’argent ! Cent dollars ! C’est pour vous ! »

Puis, quand elle eut sa médaille, elle la considéra. Alors un sourire de béatitude se répandit sur sa figure et on l’entendit qui marmottait en s’en allant :
« -Je la donnerai au curé de chez nous pour qu’il me dise des messes. »
« -Quel fanatisme ! » s’exclama un cheikh en se penchant vers un autre.
Mais la séance était finie. La foule se dispersa; et maintenant que les discours étaient lus, chacun reprenait son rang et tout rentrait dans la coutume : les maîtres rudoyaient les domestiques. » 

Emilie Sueur. L'Orient Le Jour. 19 Juillet 2013

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